DEUX EFFIGIES
par Georges Henein

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‘Les hommes naissent avec des goûts différents. Le mien, depuis mon enfance, est d'avoir des livres’
(Julien: Lettre à Ecdicius, Gouverneur de l'Egypte)

JULIEN L’APOSTAT ou LE SNOBISME METAPHYSIQUE

Avec Julien, se manifeste pour la première fois dans l'Histoire en tant que volonté et que force politique ce qui n'était jusque là qu'une nuance (mais peut~être aussi un point cardinal) de l'âme: la nostalgie.

N'oublions pas que pour les premiers chrétiens, la seule nostalgie possible c'est Israël, une douleur nouée sur elle~même jusqU'à l'accablement, à jamais exclusive de toute médiation: un ciel plombé qui ne pactise qu'avec la foudre. Pour un Romain, la nostalgie c'.est la Grèce, difficilement réductible à une notion unique, mais qu'on peut tenir néanmoins pour liée aux formes les plus éclairantes de la raison et à un certain exercice de la vie qui ne peut s'aliéner que par la servitude, non par le péché.

C'est peu de cette nostalgie qui filtre déjà dans l'invocation initiale du poème de Lucrèce:

Mère du peuple romain, douce Vénus, ô toi
qui fais les délices des hommes et des dieux.
qui répands la vie sous le ciel où courent les
astres, dans la mer qui porte les navires, sur
la terre chargée de moissons ; puisque c'est
par toi que tout être vivant est conçu et ap-
pelé à voir la lumière du soleil, c'est toi que
j'invoque, ô déesse !

On trouve dans cet appel les signes complémentaires de l'abondance et de la volupté: . . . ô toi qui fais les dilices des hommes et des dieux:.. Dans le mythe chrétien, le fils de Dieu descend sur terre assumer la souffrance des hommes. En quelque sorte, il associe Dieu à cette souffrance et par là, en rend supportable la part dévolue à l'homme. C'est le processus inverse que l'on pourrait retracer dans le paganisme hellénique où il s'agit bien plutôt de brancher l'homme sur le circuit des dieux. Aucun chemin de croix ne mène à l'Olympe! L'homme hellénique n'a pas honte de la vie sur laquelle ne pas encore la taxe du rachat.

Les chrétiens incarnent avant l'heure le mot fastidieux de Rimbaud : il faut être absolument moderne ! Ils ne sont pas seulement à l'orée de l'àge moderne: ils fournissent à la modernité son innervation hautement hysterique qui baigne dans le conflit comme dans le milieu religieux le plus imprégnant. Ils introduisent lafuneste pulsation du temps au coeur d'une vie planée, conçue jusque là en termes d'ordonnance plutôt que d'épreuve.

Sur les pas du Christ se forme une conscience nouvelle qui n'est plus celle d'un présent homogène se reconduisant sans cesse à hauteur d'homme, mais qui par contre fait place au devenir, à ce trop fameux ‘dépassement’ qui va être l'Eldorado des aventuriers de l'esprit et dont Nietzsche lui-même aura la faiblesse de se réclamer. ‘Le vieux rocher muet, le Destin’, n'intimide plus les hommes en marche vers une fallacieuse puissance intérieure dont ils n'auront que le soupcon, parfois le vertige, jamais la clé. L'Histoire réclame alors d’être vue selon une perspective passionnelle. La race qui a toujours vingt ans s'estompe comme une ile engloutie par un brouillard solaire et surgissent des hommes qui insistent pour plier le temps à un joug surprenant; une continueté dramatique signifiante, A l'homme modeme, à l'innovation chretienne, Julien oppose l'homme inactuel pour qui le sentiment de la présence sur terre est l'unité de mesure de la vie.

Julien croyait à la transparence illimitée de la raison. Pour lui, l'ordre religieux ne se sépare pas de l'idée de Loi qui à son tour se définit par une certaine architecture harmonieuse du monde. Il révère en la Grèce la Loi qui n'a pas besoin de se nommer parce qu'elle est d'abord harmonie. Il respecte en Rome la Loi qui en se nommant fait reculer le désordre des peuplades extérieures et l'éternelle menace qui pèse sur toute beauté.

Mais il n'entend rien par contre à la contagion chrétienne qui s'opète en effet non selon l'entendement mais selon le spasme, Il lui semble assister à une demarche obscure et irritante, et, de fait, au moment où Julien disparait, emporté par la malchance de l'Occident, le traumatisme de la croix commence à peine à vriller la chair des hommes. Julien a pressenti que quelque chose de prodigieusement absurde allait se passer, qu'une véritable vocation de l'absurde se déclarait parmi les hommes et allait les entrainer vers cette forme suprême de la démesure qui consiste à re-souffrir en Dieu ce qui a été une fois déjà souffert en l'homme.

Autre incidence de la victoire chrétienne: les amarres sont rompues entre la morale et l'esthétique. La conception stylisée de la vie, qui fut celle des Grecs et reste celle de Julien, est saccagée par ce flux organique qui déferle avec des airs de horde. Coment ceux qui crient que ‘les temps sont venus’, se soucieraient-i1s d'embellir la vie? Il faudra des siècles pour redécouvrir la coquetterie. cette antichambre de l'esthétique, - des siècles pour exhumer le marbre des statues qui avaient l'insolence de représenter des gens trop bien portants (entre Constantin et la Renaissance, la statuaire des joues creuses apparut un peu comme la revanche des sous-alimentés). Mais nul retour en arrière - pas même celui des dandys du XIXe siècle qui pourtant firent de leur mieux pour être ‘comme si de rien n'était’ - ne put redonner à l'esthétique la haute main sur le comportement de l'individu .

Il n'a pas été asse: dit que le passage du paganisme au christianisme coïncide avec une évolution soudaine dans les aspects de la beauté physique - un saut du lisse à l'abrupt – et, d'autre part, avec une conception inattendue du commerce humain. La crispation des traits (qui n'a rien à voir avec la grimace immobile et studieuse des masques de la tragédie grecque) surgit comme à dessein pour confondre l'esthétique des visages sans tempête, Que l'homme désormais soit à lui-même son proper certificat de souffrance. Que sa face porte témoignage. Cette infraction au secret du tourment, crée des contagions insensées, - fait du désespoir une affaire publique. Aux effigies de l'autorité ou de la noblesse, succède jïmage de l'être bouleversé, tout meurtri de malheurs terrestres, soucieux d 'humilier en soi ce pot-de-vin de vie qu'est la beauté.

Pour Julien, il n'est pas de plus grande abomination que le spectacle d 'un Dieu boueux et crotté, mis en croix entre deux voleurs. Il est exclu, quant à lui, qu'un Dieu véritable accepte de se produire en pareille compagnie. Nous avons, depuis vingt siècles, fait la part assez généreuse aux familiarités plébéïennes (j'entends dans le domaine de l'esprit) pour pouvoir nous attendrir à bon droit sur cet authentique snobisme métaphysique. On sent qu 'aux yeux de Julien, la divinité est d'abord une question de tenue. Et comment se contiendrait- il enfin devant l'usurpation de la connaissance par quelques artisans en chomâge, - pécheurs ou savetiers qui prétendent récuser l'enseignement des philosophes? La devise de Julien s’il avait pris soin de s'en donner une, se laisserait enfermer en ces mots: ‘Les Dieux reçoivent e: ne se commettent point’. Tout bien considéré, il y a quelque chose d'émouvant dans l'obstination de Julien à susciter une ‘Aufklarung’ au sein d'un époque et d'un monde levantins et morbides, dominés par de malignes démangeaisons.

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Goetz, le reitre allemand de Sartre, se taillade les paumes pour montrer de faux stigmates à la foule. Ce geste n'est, à tout prendre, qu'une demi-tricherie. Vrais ou faux, les stigmates restent du domaine de l'outrance. Ils témoignent de la non-cicatrisation de l'être, en vérité ils témoignent même du culte de la plaie première, don’t on n'accepte pas qu'en se refermant elle libère l'homme de sa légende vorace. Julien ne se trompe donc pas lorsqu'il aperçoit le christianisme comme un schisme enfoncé à même la vie, - comme une prime à l'irrémédiable. Schisme et dissension, outrance et équivoque, le christianisme invente la pudeur pour se tordre ensuite dans les transferts extatiques de ses saintes en proie à ‘l'adorable mari’. II invente la grâce, mais il s'empresse de lâcher sur le monde sa soeur jumelle: l'angoisse,. Et il n'est pas interdit de se demander si le grand déballage de charité par quoi le christianisme excelle à se signaler, n'a pas pour répondant le droit à l'apocalypse. Il faut un terroriste de l'âme, un Kierkegaard par exemple, pour épouser pareille situation comme si c'était la chose la plus confortable du monde.

Enfin, et ceci est en soi un suffisant sujet d'alarme, le christianisme désavoue le crime mais baise le front du meurtrier. Il ne s'agit plus d'un rachat lointain ni d'une grâce hypothétique, il s'agit de s'assumer les uns les autres. On entre alors de plain pied dans ce que j'appellerai l'engrenage de l'abaissement exalté. Et je crois que c'est en celà et par cet aspect particulier que le christianisme, apparut à Julien comme une association de malfaiteurs. Quelque crime que perpètre l'être humain, ce crime dorénavant trouvera toujours preneur.

Ne plus avoir à répondre seuls de leurs destins, est peut-être en effet ce que demandaient les hommes. Mais le: christianisme a-t-il, en dernière analyse, fait autre chose que multiplier à perte de vue leur solitude première ; ne s'est-il pas borné à gratifier les hommes d'une solitude à la Chirico où l'on n'aperçoit que l'ombre de l'innocence mais où par contre se répercute partout l'écho d'un crime désormais sans auteur?

Dans de telles conditions, pécher devient un moyen de se faire des relations. Voilà en vérité une dimension nouvelle du comportement, bientôt suivie d'ailleurs de déchirements que les chrétiens - faute de pouvoir les surmonter - préservent comme fleurs de serre. Tout acte a un caractère emblématique. Il exprime son auteur plus que le pardon ne le transforme, Dès lors, peut-on céder impunément la propriété de son acte (voir Raskolnikov) ? Peut-on accepter de céder son tourment (voir Kafka) ou d' en partager la morsure?

Ce qui est certain, c'est que le christianisme a donné un gout, à la fois équivoque et cristallisant. à tout ce qui vient après l'acte. Il y a un ‘après’ spécifiquement chrétien qui ne ressemble à aucun autre. Que ce soit
l'après l'amour ou l'après le crime, la conscience se retire de l'acte avec une aisance extraordinaire, mais elle conspire dans le même temps à l'impossibilité pour le coupable d'être autre chose que le criminel-sauvé ou l'adultère-admise-aux-pieds-du-Christ. Encore faudrait-il s'assurer qu'un homme apaisé parce que ses fautes sont prises en charge est quelque chose de plus que le fantôme d'un homme libre. Ou encore - pour éviter de parler liberté – qu'il garde intacts ses droits à l'humour. Jusqu'à quel point le rédimé reste-t-il maître de son rire?

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J'ai dit que Julien, au bout de trois ans de règne, a été emporté par la malchance de l'Occident. C'est d'ailleurs, me semble-t-il, le propre du christianisme que de bénéficier de ces sortes d'épreuves tronquées où l'opposant disparaît au moment opportune. Il reste pourtant à indiquer un dermer point de repère, le plus important, celui qui les dressait l'un contre l'autre en adversaries vraiment irréductibles. Le grand rendez-vous du christianisme se situe après le Mal (il faut que le scandale arrive). Celui de Julien, avant (il n' y a pas de scandale).

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Le dessein pathétique de Julien de rétablir, de récupérer une allégeance perdue (dans les deux sens, ici volontairement conjugués, du mot ‘allégeance’) fait de lui le type même du redresseur d'Histoire. Julien est celui qui n'accepte pas le verdict des déménageurs d'horizons, - celui qui élève les fidélités de l'esprit au rang d'une noble turbulence. A lui me parait s'appliquer en droite ligne l'émouvante parole de Jean Grenier: Il est peut-être bon que l'homme change pour s'adapter, mais pas trop quand même; et son honneur consiste souvent dans une fidélité, même sans espoir.

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" Si seulement un homme a appris à penser, peu importe à quoi il pense, Il pense toujours au fond à sa propre mort. Et quelle vérité peut-il y avoir, s'il y a la mort? "
Leon Tolstoï

LE REGNE QUI EST AU DELA DE LA DESTRUCTION

La Connaissance est-elle possible? La Paresse et l'Inquiétude - ces deux pôles aimantés de l'esprit de découverte - se renvoient la question, de sieste en insomnie, comme si rien ne pressait, comme si tout le monde avait le temps d'attendre.

Ce qui passe, chez certains, pour un domaine interdît, n'est-il pas, plus simplement, un domaine man-quant, - manquant à l'appel de l'homme? Ce genre de débat culmine très vite en un point où la malice désarme toute recherche. Il faut connaître pour répondre de la connaissance. - connaître au moins au premier degree, c'est-à-dire savoir que l'on peut connaître. C'est pourquoi, dans la nuit des hommes, continueront à briller ces feux de perdition: et c'est pourquoi les hommes épris de lointain, chérissent les lumières provocantes qui ne conduisent à aucun port.

Un jeune poète anglais, mort durant la dernière guerre, écrivait ces mots: "Je ne sais que ceci: tout signifie autre chose, confusément, et je désire éperdument savoir quoi au juste".

A cette phrase, il sied peut-être de juxtaposer la rigoureuse affirmation de Muhyeddine Ebn Araby: "La connaissance est voile sur le connu... Mais la Vérité ne se dévoile qu'à celui qui efface sa propre trace et perd jusqu'à son nom!".

Entre l'angoisse qu'entretient l'éternel double-sens de toutes choses, et l'ivresse de perdre jusqu'à son nom, il y a place pour l'embardée totale de quelques hommes, arqués au-dessus du vide, et libérés ne fut-ce que des lois infâmes de la solidarité avec le reste de l'espèce.

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La première et décisive violence - toute conscience mise à part - consiste à se réveiller; à s'arracher à la nuit, seule entité à notre mesure, forme non cultivable qui tout à la fois nous épouse et nous agrandit, et que pourtant nous quittons chaque matin pour le linceul de la vie. Faire acte de jour, c'est accepter de devenir le centre autour duquel s'organisera en vision, puis en conception, une aventure qui exigera bientôt d'être tenue pour vérité. Dans le réveil de chaque être, il y a un début de philosophie sacrée. Il semble que toutes les menues violences que nous commettons par ailleurs ne servent qu'à nous venger de celle-là dont nous ne pouvons nous défendre.

Mais non: ce mot de vengeance éclabousse le sujet el' lui donne je ne sais quel caractère intéressé, prresque utilitaire. La violence intéressée nous fait reculer du terrain de l'être vers celui de la morale. Nous avons sacrifié, avec la nuit, la plus précieuse des appartenances – un état indicible et indivis où se dénoue le poing du réel et où rien ne nous est demandé en échange d'une aussi merveilleuse mise à mort du monde. Cet état, il faut pour le rejoinder, et je doute que notre démarche ait d'autre but ultime que celui-là, aller jusqu'au bout de notre nudité. En d'autres termes, cesser de nous appartenir, non pas certes à la façon toujours équivoque des mystiques, mais à celle des volontaires de la ruine qui dilapident tous les biens de rencontre: le savoir, l'amour, l'argent. le prestige et la force. Ainsi se refermerait, croyons-nous, la grande déchirure matinale qui est à la fois notre fenêtre et notre condamnation à voir, - à voir ce qui ne sera jamais que notre versant contraint et défiguré. Ainsi s'apaiserait peut-être le cri des origins.

Par quelles légions de spectres fallait-il qu'Alexandre fût poursuivi, pour se prècipiter, d'une traite, jusqu'aux rives de l'Indus? Car l'enfant lui-même sait que l'ennemi est toujours derrière soi, tandis que le savant est encore loin d 'avoir donné à ridèe de fuite le poids qui lui revient dans la naissance et la signification des mondes. Il est difficile de dire jusqu'à quel point Alexandre se passionnait pour la victoire, ni s'il fut tout de suite conscient de la vanité de sa course. La violence a été dès l'abord, la flatterie qu'il s'est accordé: une crinière qui vole par delà les monts, l'éclat d'un métal vierge qui dévêt des royaumes, une façon de se devancer soimême sans merci, sans souci d'une autre destination.

On dit que le magicien Néctanébo obligea par deux fois Olympias à retarder sa délivrance, le jour où elle accoucha d'Alexandre; il lui fallait une conjonction astrale propre à assurer au nouveau-né la possession de l'Univers. On voulait un étre exceptionnel; on eut une exception à la règle des êtres.

Deux fois refoulé vers la nuit, Alexandre semble avoir porté dans le sang, outre la hâte illusoire de posséder le monde (comment posséderait-on quelque chose qui ne se définit que par la fuite?), l’urgence tellement plus évidente d'épuiser la vie. A travers cet ‘à nous deux !’ qui est déjà un gage de solitude absolue. Alexandre court au ravage comme les badauds vont à l'incendie. La différence est que les badauds veillent à ne point se brûler. Les choses ont quelque peu changé, depuis lors. L'homme ne croit plus se devoir à l'infini. Il croit aux compensations qui lui sont dues. Le temps des assurances est venu.

L'engrenage de la domination, l'exercice de l'autorité, le besoin de se faire reconnaître, sont autant de tableaux truqués. Plus se tendent les attitudes et plus la trace des êtres devient difficile à suivre. Aller l'âme à vif, comme font les chrétiens, ce n'est pas se dénuder, c'est tourner le dos à ses miroirs parce que l'on a rendezvous avec le Greco. Et aucune alchimie rétrospective ne transmuera en cristal un peu de sang coagulé…

L'homme en rupture de nuit aspire à sa nudité intérieure barbare dont il pense qu'elle le terrassera s'il y atteint jamais. La violence lui permet de s'en rapprocher, mais elle ne lui concède guère que cela. Mais, d'autre part, elle lui crée un style, un appareil de gestes qui le rend visible dans la durée et non plus dans l'instant, une sorte de traîne nuptiale qu'il devient aussi tentant que pêrilleux de lacérer. Et ici l'on a vite lait d'accéder au tragique. Car le style apparaît surtout comme une confirmation nécessaire, inséparable des grandes apparitions. Or il est constant que tout ce qui prétend confirmer un destin, bloque par là même le devenir.

Chez Alexandre, le refus de style prime l'acceptation de soi. On connait l'admirable épisode de la capture de Diogène par des pirates et de sa mise en vente sur un marché d'esclaves. Comme un enchérisseur lui demandait ce qu'il savait faire. Diogène répondit: ‘Commander à des hommes libres !’, Et de crier: ‘Qui veut un maître, qui a besoin d'un maître?’. Il n'eut tenu qu'à Alexandre de borner ses activités à cette maitrise ès - hommes libres à laquelle, d'assez loin, prétendait Diogène. Les pédagogues se fussent extasiés sur ses dons; les âmes héroïques, - sur son sens du défi. Or, en place de cette carrière toute tracée, que voyons-nous?

Parvenu au faîte, c'est-à-dire aussi, au terme des pouvoirs, Alexandre s'exerce dans la dénégation comme il se fut préparé à un sacre, Ivre de jeunesse, il conspire à sa propre corrosion, travaille à sa lente immersion dans les eaux troubles de la mort. Point de baiser au lépreux! Mais faire affleurer en soi cette lèpre inavouée qui ne demande qu'à creuser sa termitière à même la beauté de l'archange. Il n'y a rien qui soit véritablement sans signification. Prises de paroxyisme, les choses se mettent à signifier. Et, dans une grimace mortelle, éclate soudain l'identité du Bien et du Mal.

Spectacle confondant, Alexandre se tient au bord de l'abîme, pareil à un Icare dégrisé qui se jetterait dans le vide une seconde fois, sans confiance dans ses ailes. Ainsi, le conquérant du monde ramène son drapeau et s'engage dans une véritable contre-partie qui ne paraitra désespérée qu'aux éternels besogneux de la gloire.

Pendant des mois, ses seuls projets sont d'ordre funéraire; il ne se déride que pour parler tombeaux. Sa femme, ses amis, ses courtisans, ses vaincus, témoins passifs de ce délire, le considèrent tantôt avec mépris, tantôt avec pitié. Mais Alexandre reste jusqu'aujourd'hui sans sépulture connue.

Le grand chambellan des mystères de l'être. Shakespeare lui-même se tient à l'écart, Il ne cite Alexandre que furtivement, pour se demander si ses cendres peuvent servir à boucher un tonneau de bière. Tout se passé comme si Alexandre avait décidé de se défigurer à l'heure précise où l'Univers prenait son visage pour centre. Les voies qui eussent pu mener à son âme, nous sont contestées une à une. Il est même permis d'imaginer qu'il a fait mine d'étre grand et que la réussite de sa supercherie l'accable brusquement. Ou qu'il insiste pour
donner une chance à la laideur, un peu comme un joueur d'échecs s'engagerait sans s'émouvoir dans un traquenard matbématique.

Alexandre n'attend de ses excés, ni une sanction, ni une révélation, ni même la solitude, mais l'écroulement d'une scène qui a fait ron plein une fois pour toutes, d'une scène que son tout premier geste - son simple geste d'enfant domptant un cheval fou - a suffi à rendre intenable.

Libre à Olympias, à Statira, à Ptolémée, d'organiser les territoires, de gouverner l'Empire. Obsédés, chacun à sa façon, ils veillent pourtant à ce que leurs desseins personnels s'intègrent à la raison d'Etat au lieu d'en contrarier le cours. Les voilà donc ces administrateurs avisés qui même dans leurs emportements gardent un délire cohérent et glacé (tout près de nous, la logique des camps d'extermination nazis ressortit à ce type de violence superficielle).

Alexandre, lui, désigne du doigt six bouffons bossus et hideux, les nomme généraux, exige qu'ils soient traités selon leur dignité fraichement acquise. Au demeurant, il accepte tout à égalité d'accueil. La bonté lui est une eau filante. La lucidité, un lustre éteint. Car ses bûchers intérieurs ont cessé de se consumer bien avant que ne s'embrase le reste du monde. Tout a été rendu à la discipline de la nuit. Si la face publique de l'homme offre l'image d'une agitation inexplicable - apparemment insensée - c'est l'affaire d'une dernière générosité envers soi-même. La dispersion délibérée de l'être diurne s'inscrit ici comme la forme la plus haute du luxe.

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On repense irrésistiblement aux phrases d'Ernst Jünger où le sage Nigromontan, d'une voix où le Diable a sa part - déploie le charme souverain de son miroir:

... Il disait que chaque chose qu'on enflammerait à l'aide de ce miroir, serait emmenée par une
flamme qui ne montrait ni fumée ni vil rougeoiement, dans le règne qui est au delà de la destruction, Nigromontanus nommait cet état la sécurité dans le néant et nous résolûmes de l'évoquer lorsque l'heure de l'anéantissement serait venue.

(Sur les Falaises de Marbre)

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Mais comment, comment ne plus entendre, au dessus de nos têtes, le rire perlé des Dieux?

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La Part du Sable, Le Caire, 1953